Stop. Arrêtez-vous, là,
maintenant, tout de suite. Qu’avez-vous fait par exemple, de cette
phrase que vous venez de lire à l’instant ? Où est-elle passée ? Où
a-t-elle disparue ? Soyez honnêtes, vous n’en savez rien. Vous ne lui
avez même pas laissé sa chance, le droit de vivre sa vie de phrase. Vous
ne lui avez pas laissé le temps de déployer toute son amplitude, de
venir se déposer et résonner dans la profondeur du silence que vous êtes
essentiellement, et par la même occasion de vous révéler la profondeur
de ce silence.
Ici il est bon de rappeler que le langage
procède malgré son apparente rigueur par métaphore. Le mot n’est pas la
chose. Ici le silence est une image pour évoquer la nature de ce « je »
que nous sommes en train d’interroger. Qu’est-ce qui s’est
passé concrètement dans la seconde qui a suivi la perception de cette
phrase ? Vous avez laissé le mental faire le travail à votre place.
Avant même que vous en ayez conscience, la machine à broyer, disséquer,
déchiqueter et finalement recracher, s’est mise en route. Et ce mental,
c’est une machine qui n’a pas de bouton d’arrêt d’urgence. Quand elle a
commencé, elle ne s’arrête plus. Elle va jusqu’au bout. Au point que si
vous retombez quelques années plus tard sur cette même phrase qui aurait
pu transformé votre vie, vous ne la reconnaissez même pas.
Vous êtes un peu dans la situation d’un type qui après une soirée un peu
trop arrosée, le lendemain matin rencontre une superbe fille. Quand
elle lui annonce qu’ils ont passé la nuit ensemble, il ne peut tout
simplement pas le croire. Et vous vous étonnez après ça qu’il ne se
passe rien d’intéressant dans votre vie.
Ce qui vient de se
passer avec cette phrase, se passe exactement de la même manière dans
votre vie. Nous sommes tous en passe de devenir des Alzheimer
ontologiques. Nous sommes à chaque instant en train de perdre la mémoire
immédiate de ce que nous sommes.
Sous la pression d’un manque
imaginaire, notre mental crée à notre insu, mais nous en sommes
complices, un objet imaginaire qu’il faut obtenir à tout prix, sous
peine d’être dans l’impossibilité d’être heureux. Cet objet bien entendu
peut être matériel ou symbolique. Il s’exprime à travers des phrases
telles que : « Quand j’aurais… », «Si seulement cela ne s’était pas
passé comme ça… ».En nous imposant une condition avant de pouvoir commencer à vivre vraiment, nous nous condamnons à ne jamais vivre pleinement.
Ainsi, nous sommes focalisés, hypnotisés par cet objet manquant en
oubliant le sujet que nous sommes, en nous trahissant nous mêmes, en
étouffant ce que nous avons de plus précieux, c’est à dire ce que nous
sommes. Nous sommes dans une fuite en avant, vers la prochaine phrase,
la prochaine rencontre, le prochain événement qui pourrait nous sauver.
Mais il n’y a rien à sauver. Il n’y a rien à jeter non plus. C’est la
totalité que nous sommes qui nous embrasse à chaque instant, en temps
réel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire